LES INVISIBLES
L’invisible est aux usages urbains contemporains ce que la masse manquante est à la géophysique de l’univers : sans l’intégrer dans la réflexion, rien ne se passe comme on l’aurait voulu ou comme on l’aurait cru parce qu’une multiplicité d’artefacts interagit de façon foisonnante. Cette déroute n’entame guère pourtant la détermination quotidienne à ne pas les penser ou les prendre en considération. Négligés, impensés, illisibles, dérangeants, ils sont si diversifiés et si fluides qu’entre transparence et opacité, le recensement des formes et usages invisibles de notre réalité urbaine se dérobe devant une surabondance indisciplinée ! Aussi cette quête nécessite-t-elle de la patience, de l’humour, de la modestie, des protocoles nouveaux et des outils hybrides, artistiques, intuitifs, autant que scientifiques, bref une approche indisciplinaire.
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De prime abord, les invisibles sont simplement hors de la vue, bien que solidement présents, comme le sont les viscères gargantuesques des réseaux circulant en sous-sol. Ou sont perceptibles par d’autres sens, comme peut l’être cette ville impalpable structurée d’odeurs diffuses ou obsédantes puissamment reliées à notre mémoire affective. Invisible encore cette Babel contemporaine où affleurent tant de langues et de langages professionnels qui trahissent tour à tour la permanence des appartenances affectives – comme la langue maternelle qui refait signe entre chaque mot – les dynamiques d’appartenances nouvelles – ainsi les langages spécialisés, composites et abrégés – ou la quête d’appartenances distinctes – les langues de clans, dont le codage se réinvente chaque jour. Dans cette première géographie, qui ne s’inscrit que bien médiocrement sur le cadastre, les flux de circulation de données en temps réel, les outils asynchrones de communication et autres bouquets numériques d’information, les accélérateurs de particules ou de photons de lumière, les réseaux de télésurveillance et de comptage automatisé faufilent un maillage chaque jour plus dense. Si ce maillage virtuel échappe à notre perception sensorielle, à la mesure de notre corps, il trame pourtant largement notre vie quotidienne. Ces invisibles aujourd’hui banalisés en masquent bien d’autres. Car l’invisible réside plus intensément dans l’impensé, ce qui échappe à nos catégories prédéfinies et qui demande de nouvelles conceptualisations et de nouvelles représentations, ou dans l’impensable, le dérangeant, les bas-fonds, le bas peuple, les précaires de toute nature qui têtus, demeurent opiniâtrement concrets. Que cette multiplicité foisonnante soit si souvent niée ou méprisée est un indice qui mérite une attention plus aiguë. Il peut en effet se révéler fécond pour approcher la fragilité de l’époque, pour comprendre ce qu’elle accepte de voir, sa capacité à élargir le visible ou ce qu’elle préfèrerait confiner dans l’ombre… Ainsi, ne pas penser ni inscrire les souffrances dans le cycle de production – séduction – consommation dominant la ville occidentale, pas plus d’ailleurs que la disparition des faunes, les changements atmosphériques ou l’épuisement des ressources naturelles semble une impasse intrigante : d’abord évidemment par le nombre d’individus trop lents, trop sensibles, trop ancrés, trop méditatifs ou trop fragiles éliminés par le processus ou relégués à la marge, mais aussi par anticipation pour le devenir et la survie globale d’un processus dont nous ressentons tous l’entrée en zone de fortes turbulences. Chaque époque abandonne dans l’invisible des pans différents du réel : la Rome antique se méfiait des cimetières, les reléguant à la périphérie des villes alors que le Moyen âge en fit le coeur symbolique de la cité des vivants. Mais aujourd’hui le reality-show s’arrête aux portes des abattoirs, des salles de soins palliatifs de longue durée, ou des hospices, mais avec aplomb prétend pourtant à la transparence généralisée du réel, depuis nos alcôves jusqu’aux sièges mondiaux des plus puissants. Les vitres de cette société transparente restent pourtant obstinément lavées par des hommes de l’ombre qui ne survivent que grâce à la discrétion de solidarités immémoriales. Pour ces réseaux d’entraide de clans et de diasporas, édifices fragiles des grands précaires, doit-on comme Edouard Glissant revendiquer un droit à l’opacité ? Ou prendre en considération et faire revenir dans le processus de socialisation ces latéralités bien réelles mais reléguées dans l’invisible ? Les sans domicile fixe, les malades incurables, les clandestins, ou les très vieux pourraient avoir une fonction d’experts à l’égard des potentialités dramatiques qui nous guettent ! Ce qu’ils furent d’ailleurs à l’époque où l’élite était composée d’ermites volontairement insolvables. Les insolvables d’aujourd’hui sont au coeur d’un processus conflictuel bornant le visible et l’invisible dans l’espace public des métropoles. Ce bornage est-il négligeable ? Nous avons choisi de l’exposer ici car la dynamique discrète des invisibles demeure nécessaire pour rééquilibrer la masse manquante de notre vie quotidienne. Philippe MouillonCe troisième numèro de local.contemporain est édité avec le soutien du Conseil Général de l’Isère, de la Métro, des villes de Grenoble et de Saint-Martin d’Hères et les concours du Musée Dauphinois et de l’Hexagone de Meylan. Les travaux de recherche sont réalisés avec les soutiens du ministère de la culture (DAPA) et du ministère de l’équipement (PUCA) Le développement européen est réalisé avec les soutiens de la Région Rhône-Alpes, de l’institut Adam Mickiewicz (Varsovie) et la coopération de Plan-project (Cologne), Multiplicity (Milan) et du Lodz art center (Lodz).